Montrer la douleur, réenchanter le monde : l’art des « fous » et d’autres « primitifs » à la Halle Saint Pierre (Paris)
Au rez-de-chaussée de la Halle Saint Pierre, une femme-poisson aux pieds de tête de mouton nous regarde des ses cinq yeux bleus grand ouverts. L’auteur de ce portrait est un des 49 créateurs représentés dans l’exposition « Sous le vent de l’art brut », qui rassemble une petite partie de la collection de Charlotte Zander, abritée au Château de Bönningheim. Sava Sekulic (1902-1989), maçon croate devenu une des figures les plus respectées dans les cercles internationaux de l’art naïf, nous montre des êtres en pleine métamorphose, figures à la fois tristes et fantastiques qu’on dirait avoir posé un moment devant le peintre avant de continuer leur transformation invraisemblable. C’est notamment le cas de cet homme-femme aux bras de pieuvre sous lequel on lit « Krake se transforme en femme et s’autodétruit » (1974) (voir figure). Si cette image peut évoquer la métamorphose aux mille bras solaires du président Schreber, contrairement aux mémoires du « névroptahe » le plus célèbre de l’histoire de la psychiatrie, elle ne prétend pas représenter une expérience subjective. C’est donc bien le fil de l’imaginaire – de notre imaginaire, bien entendu – qui semble constituer le principe de regroupement des œuvres de cet artiste et d’autres « naïfs » avec celles des créateurs présentés au titre de malades mentaux. Il y a ici déjà de quoi intéresser les historiens et anthropologues de la psychiatrie et de la maladie mentale, mais non moins les sociologues de « nos » pratiques culturelles.
Cet « art brut » qu’on nous présente c’est, bien sûr, le coup de pinceau qui ne se détachera jamais de son geste, violent ou obsessionnel et calligraphique, mais aussi les personnages amphibies d’une quelconque mythologie privée. C’est le désespoir du cri étouffé, se déployant en traits de crayon autour des yeux, et le monde spectral des silhouettes trouées ; c’est l’excès décoratif d’un objet détaché et inerte, et celui du frontispice d’un temple de marbre qui manque peut-être de dieux et d’autel ; c’est la démesure du rêve devenu un peu trop réel (ou l’inverse), et un désir si fort qu’il renverse le corps. C’est l’envers du sexe. C’est la ville serrée, minutieusement chaotique, de la masse. Ou tout simplement les bateaux à vapeur promis de l’enfance qui se déchainent sur le papier, mus par un cataclysme insaisissable. Lieux d’expression, parfois d’inscription, d’une souffrance, ou d’un désir de réenchanter le monde, ces travaux ont pourtant des mobiles variés. Certains cherchent à communiquer des visions intérieures, la peinture s’assumant comme acte mystique (Robert Saint-Brice ; 1898-1973 ; Scottie Wilson, 1888-1972; Séraphine de Senlis, 1864-1942 ; Fleury-Joseph Crepin, 1875-1948 ; Madge Gill, 1882-1961) ; d’autres construisent des villes imaginaires (Adolf Wölfli, 1864-1930 ; Willem Van Genk, 1927-2005 ; Préfète Duffaut, 1923-) ou des langages secrets (Auguste Walla, 1936-2001). D’autres encore cherchent à montrer des douleurs (Rosemarie Koczy, 1939-2007 ; Michel Nedjar, 1947-) ; mettent en scène des peuplades désincarnées (Carlo Zinelli, 1916-1974 ; Oswald Tschirtner, 1920-2007), ou analysent des désirs ingérables (Friedrich Schröder-Sonnenstern, 1892-1982).
Il s’agit, en général, d’une production de gens très pauvres, ayant collectionné des petits métiers le long de leur vies anonymes, ainsi que des séjours en maisons correctionnelles et dans des hôpitaux psychiatriques. Ces gens n’étaient pas censés prétendre faire de l’art, vu leur instruction (souvent des illettrés), leur sexe (un nombre considérable de femmes) et leur âge (pas rarement, des vieux). D’ailleurs – nous dit-on – ils n’ont jamais prétendu faire de l’art, et encore moins la vendre à bon prix. C’est pour tout cela, d’ailleurs, que c’est bien de l’« art brut ». Proposé par Jean Dubuffet, le concept vise à regrouper les expressions plastiques des créateurs en marge des institutions d’apprentissage artistique, de leurs codes et des circuits marchands. Bref, le vent de l’art brut rassemble les créateurs ne pouvant pas se construire une « position d’artiste », comme on lit dans l’introduction du catalogue signée par Jean-Louis Lanoux. Se référent à une création éminemment spontanée et pulsionnelle, « art brut » serait ainsi l’étiquette des arts sans étiquette. Il comprendrait, en quelque sorte, de l’art qui vaut « par sa valeur intrinsèque », comme on lit dans un autre texte d’introduction du catalogue (signée par Martine Lusardy). Des œuvres irréductibles à des codes esthétiques partagés, absolues dans leur singularité, ces travaux nous montreraient, néanmoins, selon le même Lanoux, que « n’en déplaise à ceux de ses partisans [de l’art brut] qui voudraient y voir avant tout un symbole de révolte contre l’ordre social ou un signe de renouveau métaphysique, force est de constater que l’art brut – du moins dans son expression la plus radicale – fait surtout preuve de soumission à des forces qui nous dépassent et qui nous gouvernent. (p. 16) » Or, sans nécessairement prendre le parti du mouvement de Dubuffet et de ses divers avatars – art naïf, médiumnique, psychopathologique, surréaliste – dont le discours de l’authenticité retrouvée dans un art « non culturel » me parait équivoque, force est plutôt de constater que ces travaux expriment soit des souffrances qui nous sont facilement reconnaissables, et donc sans doute des souffrances sociales, soit des désirs de libération à coloration métaphysique et religieuse, parfois politique. Libérer le monde d’un réel de plomb qui voile et écrase un essentiel, c’est dans ces cas le mot d’ordre. « Dieu m’a donné mission de créer une œuvre pour les gens simples et reconnaissants de sa puissance et de sa création. Des gens qui croient en l’existence de l’Etre suprême. Un Dieu que l’on prie et dont la création devient visible, à travers mes dessins », écrit une des artistes exposées, Margarethe Held (1894-1981) (cité in « Sous le vent de l’art brut… », p. 72). Que les unes et les autres sont difficilement appropriables dans le cadre d’une révolution ou d’une philosophie politique c’est une évidence, mais, compte tenu des conditions sociales et biographiques de production de ces œuvres, on ne peut pas nier leur qualité d’expression de révolte contre un ordre social ressenti comme oppressant. Elles parlent, avant tout, des personnes qui les ont produit. Et, puisque ce n’est pas exactement le vent qui nous apporte ces travaux, ils parlent aussi un peu de « nous », qui les rassemblons et allons les voir au musée. Mais, tout en faisant semblant de se référer à des univers autres, ces artistes portent un regard, sinon sur un autre monde possible, sans doute sur notre monde commun.
Exposition « Sous le vent de l’art brut ». Collection Charlotte Zander, Halle Saint Pierre, Musée d’Art Brut, Paris. Du 17 janvier au 26 aout 2011. Ouvrage cité : « Sous le vent de l’art brut », catalogue de l’exposition, Paris, 2010.
Tiago Pires Marques
Tiago Pires Marques is a postdoctoral fellow at CERMES3, Paris-Descartes University (Paris) and at the CEHR (Portuguese Catholic University). After focusing on the history of prisons, criminology, and forensic psychiatry, his research has been extended to the history and anthropology of psychiatry and mental illness. His main ongoing research project deals with the religious references common in psychotic experiences. His latest publication, as editor and co-author, is the issue “Michel de Certeau et l’anthropologie historique de la modernité” of the journal Revue d’histoire des sciences humaines (n. 23, 2011).