Le dernier film du réalisateur français Bruno Dumont retrace trois journées de la vie de Camille Claudel (Juliette Binoche) à l’asile de Montdevergues près d’Avignon, peu après son transfert depuis l’asile de Ville-Evrard en 1915 et dans l’attente d’une visite de son frère, l’écrivain Paul Claudel (Jean-Luc Vincent). Ce sont trois journées vides – « elle s’ennuie beaucoup » dit à son frère le médecin directeur de l’établissement – que ne parviennent à remplir ni les promenades ni les repas, ni la prière ni les entretiens médicaux, ni le désespoir ni la foi. Le film saisit Camille Claudel, dans le jardin, sa chambre, dans le cloître ou la chapelle de l’établissement, s’abandonner à son sort sans jamais s’attacher à ce ou ceux qui l’entourent, si ce n’est, furtivement, à une aide dont un encouragement la décide à lui confier son courrier.
La caméra de Dumont ne quitte Camille que pour suivre les dernières étapes du voyage de son frère Paul jusqu’à Montdevergues. Le film prend dès lors une dimension nouvelle alors que le cinéaste, de façon très démonstrative, fait faire au frère les mêmes stations que sa sœur a déjà parcourues dans la première partie du film. Aux prières de Camille dans la chapelle de l’établissement, répond l’arrêt que fait maintenant Paul dans un monastère de Tarascon. Au long récit que Camille a livré au médecin directeur de Montdevergues de son désespoir de s’être vue internée contre son gré par sa famille renvoie celui que fait son frère à un prêtre de sa conversion au catholicisme. À Camille écrivant une lettre désespérée à une amie fait écho la confession tourmentée que Paul couche dans son journal. Au délire de persécution de Camille répond finalement la foi de Paul en un dieu tout puissant et présent dans tout le vivant. Le frère et la sœur apparaissent ainsi comme deux figures du génie aux prises avec la transcendance de la création, deux visions de la radicale altérité morale du créateur. On comprend à ce moment-là le vrai enjeu du film et la raison pour laquelle Dumont l’a situé en ce moment précis de l’histoire de son héroïne : cette ligne fine entre création, folie et foi qui sépare pourtant irrémédiablement les deux Claudel ; ce retour sur soi encore possible à ce moment tournant de l’entrée dans le monde nouveau de l’asile qui permet à l’un et l’autre d’exprimer avec une lucidité sans égale leurs tourments.
On pourrait sans doute commenter longuement ces figures, ce qu’elles traduisent de la vision de Dumont de l’artiste aux prises avec son destin et ce qu’elles ajoutent à l’une des filmographies les plus ambitieuses, esthétiquement et philosophiquement, du cinéma français contemporain. L’historien est nécessairement aussi intéressé par la représentation que le cinéaste propose de la maladie mentale et de la psychiatrie. Et à cet égard le film véhicule un sentiment étrange d’irréelle réalité. Dumont a filmé dans des murs qui à défaut d’être ceux de Montdevergues en ont suffisamment l’apparence pour que l’on s’y sente réellement et l’on perçoit à chaque instant l’effort de documentation mobilisé pour reproduire fidèlement l’ordonnancement des lieux. Il a mis dans la bouche de ses deux principaux personnages les mots mêmes qu’ils ont écrits dans leur poésie, leurs confessions ou leur correspondance. Et il a eu recours à des acteurs non professionnels, en l’occurrence des pensionnaires d’une maison d’accueil spécialisée voisine, pour figurer les pensionnaires de l’asile, radicalisant en cela une démarche employée dans ses films précédents qui faisaient déjà la part belle à des acteurs non professionnels. Il filme ces derniers de près, en très gros plan, sans voyeurisme mais sans concession non plus, nus et bavant, édentés et grimaçant, et ce qu’il donne à voir par là de la maladie et du handicap est peut-être une raison suffisante d’aller voir ce film.
Mais outre qu’il n’y a aucune raison de penser que les malades d’hier ressemblent aux personnes souffrant d’un handicap psychique d’aujourd’hui, ce réalisme quasi documentaire dans la représentation des personnes est contrebalancé par un étrange sentiment d’irréalité suscité par celle de l’institution. L’asile de Dumont est une hétérotopie radicale, hors du temps et hors du monde, perdue dans une garrigue magnifique mais déserte, enfermée dans l’atemporalité d’une architecture pluricentenaire. Hormis Camille Cludel, pensionnaires et soignantes présentent un masque que rien ne vient atteindre ni perturber, même lorsque la caméra saisit l’une d’entre elle entravée par une lourde ceinture de cuire. L’ensemble baigne dans une atmosphère d’apesanteur ouatée, de régularité tranquille que ne parviennent pas à briser les pleurs ou les colères de la sculptrice. On en vient à être finalement étonné que celle-ci se plaigne à son frère du bruit et des cris qu’elle doit supporter continuellement – dimension trop réelle des hôpitaux psychiatriques jusqu’au milieu du XXe siècle au moins – alors que l’ensemble du film baigne dans un silence d’une densité proprement religieuse. L’asile de Dumont est esquirolien en diable et l’on a rarement vu à l’écran institution psychiatrique aussi bien porter « ce doux nom d’asile ».
Ce sentiment d’étrangeté est peut-être encore renforcé par la représentation que Juliette Binoche donne de la sculptrice. À la voir à l’écran on ne peut en effet s’empêcher de se demander ce qu’elle fait là. Le film repose indéniablement sur une performance d’actrice et il fallait le talent de Binoche pour être Claudel dans cet asile, pour jouer ainsi avec la folie de Claudel et celle de ses partenaires de jeu. Mais Claudel-Binoche n’est très visiblement pas là à sa place. Elle apparaît littéralement en suspension dans ce milieu, jamais dans l’échange et moins encore dans l’identification, trop différente de ses compagnes d’infortune, trop à distance des soignantes, et en même temps pas assez résistante contre ce qui lui arrive. Elle n’appartient pas à la communauté asilaire, trop volubile et trop expressive là où ses compagnes d’infortune sont enfoncées dans un indépassable mutisme. Non que l’on soit poussé ainsi à douter de la légitimité de l’internement de Camille Claudel : Dumont se tient, on a envie de dire, ostensiblement à distance de tout jugement sur ce qu’il donne à voir. Dans le scandale vécu si intensément par Camille Claudel, c’est finalement moins ce qui pourrait être en effet scandaleux qui intéresse le réalisateur que ce que cela permet à l’artiste d’exprimer : le corps soignant est si manifestement dénué de la moindre intention qui pourrait lui être propre qu’il en vient à s’effacer totalement du drame vécu par Camille Claudel ; la froideur terrifiante de Paul Claudel, lorsqu’il finit par être mis face à sa sœur, apparaît en dernière analyse moins comme le reflet de son insensibilité à l’égard de celle-ci que de son intransigeance pour lui-même. C’est plutôt la singularité du délire de Claudel que Dumont cherche à capter.
Sans doute fallait-il pour y parvenir faire voir en quoi la sculptrice ne se fondait pas complètement dans la communauté asilaire et peut-être la destinée du génie déchu aurait-elle été rendue littéralement invisible si elle avait été saisie dans la banalité de sa condition d’internée. Mais cette vision romantique de l’artiste tourmentée contraste singulièrement avec ce qui fait l’âpre beauté du film, et l’on en vient à se demander finalement si Dumont n’aurait pas eu d’autres moyens pour soulever ces mêmes questions.
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