Book review of Dérives, Une histoire sensible des parcours psychiatriques en Ontario français, M-C. Thifault & M. LeBel, Ottawa, Presses Universitaire d’Ottawa, 2021, 182p.
Reviewed by Samuel Dal Zilio (C2DH, Luxembourg)
Ce nouvel ouvrage de Marie-Claude Thifault et de Marie LeBel a été élaboré au terme d’un projet de recherche sur le thème de la déhospitalisation psychiatrique et de l’accès aux services de santé mentale en Ontario et au Québec piloté par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Les auteures, deux historiennes franco-canadiennes dont l’expertise en histoire de la santé mentale est consacrée par de très nombreuses publications, ont ainsi réfléchi à la possibilité de reconstituer des parcours de vie de personnes psychiatrisées à partir des différentes bases de données établies dans le cadre de ce programme de recherche.
Embrassant cette démarche caractéristique de l’écriture contemporaine de l’histoire de la psychiatrie qui promeut l’approche par « le bas » à l’échelle du patient et la mise en récit de micro-histoire de vie, Marie-Claude Thifault et Marie LeBel entament une étude sensible à la subjectivité assumée de six récits de personnes dont l’existence a dérivé, emportée par les vents du trouble mental. A travers cet exercice, les auteures visent le double objectif de rendre compte des systèmes de prise en charge des malades mentaux francophones dans l’Ontario d’une part, et de participer, selon leurs mots, à « un changement de culture quant à l’organisation des services et prestations de soins de santé mentale » d’autre part.
Si les dossiers médicaux du programme de santé mental de l’hôpital Monfort d’Ottawa constituent les principales archives employées pour la reconstitution de ces parcours de vie, d’autres sources ont été également mobilisées, notamment des entretiens semi-directifs avec les malades et les soignants. A travers cette diversification du corpus de sources, Marie-Claude Thifault et Marie LeBel font dialoguer trajectoires individuelles et espaces institutionnels, politiques et sociaux. Inscrits dans les temps longs de la maladie, ces parcours de vie prennent place dans une période particulière de mutation des modèles de prise en charge des malades mentaux de l’Ontario. L’heure, dans la seconde moitié du XXème siècle, est en effet à la désinstitutionalisation psychiatrique, c’est-à-dire à la réintégration des personnes victimes de troubles mentales au sein de la communauté.
Par cette étude au « ras du sol », les auteures parviennent à interroger les limites des structures de soins psychiatriques désormais délocalisés et communautaires. Insuffisants dans les régions périphériques et reculés de la province et trop rarement dispensés en français pour les locuteurs francophones, ces soins, éclatés en une multiplicité de structures, ne permettent pas toujours un suivi thérapeutique efficace. Les auteures remarquent en effet que celui-ci est parfois trop lâche et trop ponctuelle pour des personnes dont la maladie ne connait pas de répit. Souvent également, la responsabilité de prise en charge est confiée aux malades. Ainsi pour espérer l’octroi de soins, ils doivent faire preuve de volontarisme malgré les troubles qui les habitent. Eloignées des besoins quotidiens des personnes en souffrance, ces structures communautaires reposent sur des familles, perçues comme central dans le processus de réhabilitation des malades, qui ne peuvent pleinement répondre au nouveau rôle thérapeutique qui leur dévolu. L’incompréhension de la maladie, la honte qu’elle provoque et l’incapacité de pouvoir y faire ça amène de fait les familles à délaisser leurs parents atteints de troubles mentaux.
Ce n’est cependant pas un tableau complétement sombre que dressent Marie-Claude Thifault et de Marie LeBel. Si l’étude de ces vies à la dérive met en exergue les nombreuses difficultés auxquelles sont confrontés les malades à l’heure de la désinstitutionalisation psychiatrique, elle souligne également la grande capacité de résilience dont font preuve ceux-ci. Ainsi, Maryline, Jimmy, Solange et les autres parviennent à articuler de multiples stratégies de résistance afin de se (re)construire malgré les affres de la maladie et les carences des politiques de santé mentale.
Captivé par ces portraits de vie, le lecteur non averti, (à l’image des patients ?), peut se perdre dans les méandres des différents services de soins psychiatriques de l’Ontario. Entre centres de jours, cliniques externes et départements psychiatriques, il peut s’avérer complexe d’appréhender la manière dont se structurent les services de santé mentale au sein de la province canadienne. Plus généralement, on pourrait regretter l’absence en début d’ouvrage d’un chapitre qui explique, à une échelle macrosociale, le développement des politiques de désinstitutionalisation psychiatrique de la région. Marie-Claude Thifault et Marie LeBel ayant notamment abordé cette question en 2018 dans un ouvrage collectif intitulé « La fin de l’Asile? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle », il aurait été opportun de trouver une synthèse de ses résultats dans « Dérives ».
Cette lacune ne doit cependant pas décourager la lecture de cet ouvrage. Instructive pour l’historien, tant par la rigueur de l’approche micro-historienne que pour les problématiques complexes qu’elle révèle, cette étude le sera également pour le non-initié curieux de découvrir au plus près la manière dont se construisent des vies en proie à la maladie mentale dans des sociétés en mutation.